La perle et la Coquille - extrait

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Nadia Hashimi vit avec sa famille dans la banlieue de Washington, où elle exerce le métier de pédiatre. Ses parents ont quitté l’Afghanistan dans les années 1970, avant l’invasion soviétique. Ils sont retournés dans leur pays d’origine pour la première fois en 2002 avec leur fille. Un voyage marquant qui lui permet de découvrir sous un nouveau jour l’histoire et la culture afghanes dont ses romans sont imprégnés.

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Nadia Hashimi

La Perle et la Coquille Traduit de l’anglais (États-Unis) par Emmanuelle Ghez

Milady

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Milady est un label des éditions Bragelonne

Titre original : The Pearl That Broke Its Shell Copyright © 2014 by Nadia Hashimi Tous droits réservés. © Bragelonne 2015, pour la présente traduction ISBN : 978-2-8112-1456-2 Bragelonne-Milady 60-62, rue d’Hauteville – 75010 Paris E-mail : info@milady.fr Site Internet : www.milady.fr

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À ma précieuse fille, Zayla. À nos précieuses filles.

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Remerciements Merci à mes parents qui m’ont fourni les outils me permettant d’écrire à propos d’une fille qui mérite le meilleur. Je vous suis dévouée, à jamais. À Zoran et Zayla, vous avez rendu cette histoire importante à raconter – je vous aime. Merci à mon mari, Amin, pour tes idées, nos discussions, et ta foi en moi. Tu as exaucé mes rêves. À mon frère débrouillard et blagueur, Fawod, mon tout premier fan, merci pour ta confiance absolue. Fahima, ma muse, l’étincelle qui a enflammé cette histoire et ma première lectrice, je te suis si reconnaissante pour ton soutien, tous les jours que Dieu fait ! Je suis reconnaissante à mon héritage, à la créativité et aux traditions de mes propres grands-parents et arrière-grands-parents, et espère leur rendre hommage à travers cette histoire. J’embrasse très fort mon agent, Helen Heller, qui a pris mon brouillon et s’est enfuie avec. Merci pour ta confiance et tes idées qui m’ont guidée tout au long de ce projet. Je remercie tout particulièrement mon éditrice, Rachel Kahan, d’avoir accepté cette histoire et de ne jamais l’avoir lâchée ! Ta contribution et tes impressions ont été inestimables et je suis ravie de notre collaboration. Toute ma reconnaissance à l’équipe de William Morrow dans son ensemble – marketing, design, édition, publicité, tout le monde ! – pour avoir fait d’un brouillon une chose réelle ! Aucune liste de remerciements ne serait complète sans reconnaître l’influence que les professeurs et les cafés ont sur la réalisation des rêves. Ma gratitude va également à Tahera Shairzay, qui m’a offert un aperçu inestimable et de première main des travaux du Parlement afghan et pour sa contribution au progrès à Kaboul. Je remercie Louis et Nancy Dupree pour leur 7

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documentation sur la culture et l’histoire de l’Afghanistan. Leurs travaux ont été une précieuse ressource. Cette histoire est librement inspirée de personnages historiques de l’Afghanistan ainsi que de citoyens contemporains. C’est une œuvre de fiction et j’ai pris de grandes libertés, mais je ne doute pas qu’elle contienne plus de faits réels que nous ne le voudrions. Remerciements tout particuliers aux filles, aux sœurs, aux mères, aux tantes et aux enseignants afghans, et à ces individus et ces groupes qui œuvrent sans relâche pour améliorer notre monde. Aux filles d’Afghanistan, que le soleil réchauffe vos visages sur les chemins que vous vous tracerez.

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L’eau de mer supplie la perle de briser sa coquille. Extrait du poème extatique « Un baiser que l’on désire » de Jalal ad-Din Muhammad Rumi, poète persan du xiiie siècle

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Chapitre premier Rahima

Shahla nous attendait, postée devant la porte de notre maison, dont le métal vert vif rouillait sur les bords. Elle tendait le cou. Au tournant, Parwin et moi décelâmes le soula­ gement dans ses yeux. Nous n’avions pas intérêt à être en retard une fois de plus. Parwin me lança un regard et nous pressâmes le pas. Nous fîmes de notre mieux pour ne pas courir. Nos semelles de caoutchouc claquaient contre la route et soulevaient des nuages de poussière. L’ourlet de nos jupes battait contre nos chevilles. Mon foulard collait à mon front où perlait la sueur. Il en était sûrement de même pour celui de Parwin, vu qu’il ne s’était pas encore envolé. Maudits garçons. C’était leur faute ! Avec leurs sourires effrontés et leurs pantalons déchirés ! Ce n’était pas la première fois qu’ils nous mettaient en retard. Nous dépassâmes à toute vitesse les portes des maisons : bleue, violet, bordeaux. Des taches de couleur sur une toile d’argile. Shahla nous fit signe de la rejoindre. — Dépêchez-vous ! chuchota-t-elle fiévreusement. Haletantes, nous la suivîmes à l’intérieur. La porte se referma dans un fracas métallique. — Parwin ! Pourquoi as-tu fait ça ? 11

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— Désolée, désolée ! Je ne savais pas que ça ferait autant de bruit. Shahla leva les yeux au ciel, tout comme moi. Parwin laissait toujours la porte se claquer derrière elle. — Que faisiez-vous, tout ce temps ? Vous n’avez pas pris le raccourci derrière la boulangerie ? — On ne pouvait pas, Shahla ! Il était là-bas ! Nous avions contourné la place du marché, évitant la boulangerie autour de laquelle traînaient les garçons, épaules voûtées, regards scrutateurs balayant la jungle kaki qu’était notre village. Après les matchs de football improvisés dans la rue, c’était le sport préféré des garçons en âge d’aller à l’école – regarder les filles. Ils rôdaient, attendaient que nous sortions de nos salles de classe. Dès qu’on s’éloignait de l’établissement, il arrivait qu’un garçon se faufile entre voitures et piétons pour suivre la fille innocente qui lui avait tapé dans l’œil. En la pistant, il revendiquait son droit sur elle. C’est ma copine, se vantait-il alors auprès de ses camarades, la place est prise. Ce jour-là, ma sœur de douze ans, Shahla, s’était trouvée malgré elle dans la ligne de mire. Pour le garçon, ce petit jeu était censé flatter la fille. Mais celle-ci prenait peur avant tout, car les gens préféraient croire qu’elle avait volontairement attiré les regards sur elle. En fait, les garçons n’avaient que peu de distractions. — Shahla, où est Rohila ? murmurai-je, le cœur battant la chamade tandis que nous traversions la maison sur la pointe des pieds. — Elle est allée porter de la nourriture aux voisins. Madar-jan leur a préparé des aubergines. Je crois que quelqu’un est mort là-bas. Mort ? Mon estomac se noua et j’emboîtai le pas à Shahla. — Où est Madar-jan ? chuchota nerveusement Parwin. — Elle est allée coucher le bébé, répondit Shahla en se tournant vers nous. Alors vous avez intérêt à ne pas faire trop de bruit, sinon elle saura que vous venez à peine de rentrer. 12

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Parwin et moi nous figeâmes soudain. En voyant nos yeux écarquillés, Shahla se décomposa. Elle se retourna brusquement et tomba nez à nez avec Madar-jan. Celle-ci venait d’ouvrir la porte de service et se tenait dans la petite cour pavée située à l’arrière de la maison. — Votre mère a parfaitement conscience de l’heure à laquelle vous êtes rentrées et aussi du genre d’exemple que votre grande sœur vous donne. Ses bras croisés étaient aussi crispés que le ton de sa voix. Shahla, honteuse, baissa la tête. Parwin et moi essayâmes d’éviter le regard foudroyant de Madar-jan. — Où étiez-vous passées ? Comme j’aurais aimé lui dire la vérité ! Un garçon, qui avait la chance de posséder une bicyclette, avait suivi Shahla, nous avait doublées avant de décrire des cercles devant nous. Shahla ne lui prêtait pas attention. Quand je murmurai à son oreille qu’il la regardait, elle me fit taire, comme si le seul fait d’en parler rendait cela plus réel. À la troisième boucle, il s’approcha dangereusement. Il fit demi-tour puis revint vers nous. Il descendit la rue à toute allure, avant de ralentir en nous rejoignant. Shahla détournait le regard en prenant un air énervé. — Parwin, attention ! Avant que je puisse écarter ma sœur, la roue avant du cycliste harceleur roula sur une boîte de conserve, vacilla de gauche à droite, puis fit une embardée pour éviter un chien errant. La bicyclette fonça alors sur nous. Sourcils dressés, bouche bée, le garçon luttait pour ne pas perdre l’équilibre. Il effleura Parwin avant de dégringoler sur le perron d’un marchand d’épices. — Oh, mon Dieu ! s’exclama Parwin tout étourdie. Regarde-le ! Les quatre fers en l’air ! 13

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— Tu crois qu’il est blessé ? demanda Shahla la main sur la bouche, à croire qu’elle n’avait jamais rien vu d’aussi tragique. — Parwin, ta jupe ! Mes yeux étaient passés du visage inquiet de Shahla à l’ourlet déchiré de la jupe de Parwin. Les câbles dentelés reliant les rayons du vélo s’y étaient accrochés. C’était son uniforme d’école tout neuf et Parwin se mit instantanément à pleurer. Nous savions que si Madar-jan le répétait à notre père, il nous confinerait à la maison et nous priverait d’école. C’était déjà arrivé par le passé. — Vous êtes bien silencieuses dès que je vous pose une question ! Vous n’avez donc rien à dire pour votre défense ? Non seulement vous rentrez tard, mais en plus vous avez l’air d’avoir pourchassé des chiens errants ! Shahla, lasse de parler pour nous, avait l’air excédée. Parwin, en véritable paquet de nerfs, s’agitait en tous sens. J’entendis le son de ma voix avant de comprendre le sens de mes propos. — Madar-jan, ce n’était pas notre faute ! Il y avait ce garçon à vélo et nous l’avons ignoré mais il n’arrêtait pas de revenir vers nous et je lui ai même crié dessus. Je lui ai dit que c’était un idiot s’il ne connaissait même pas le chemin pour rentrer chez lui. Parwin lâcha un gloussement involontaire. Madar-jan la foudroya du regard. — S’est-il approché de vous ? demanda-t-elle en se tournant vers Shahla. — Non, Madar-jan. Je veux dire, il était à quelques mètres derrière nous. Il ne disait rien. Madar-jan soupira et se massa les tempes. — Bon. Entrez et faites vos devoirs. Nous verrons bien ce que votre père dira de tout ça. — Tu vas lui raconter ? m’écriai-je. 14

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— Bien sûr que je vais le lui raconter, répondit-elle en me donnant une tape dans le derrière quand je passai devant elle. Nous n’avons pas l’habitude de faire des cachotteries à votre père ! Tout en grattant nos cahiers de la pointe de nos crayons, nous tentâmes, à voix basse, de deviner ce que Padar-jan allait dire en rentrant. Parwin s’était fait sa petite idée là-dessus. — À mon avis, on devrait dire à Padar que nos professeurs sont au courant pour ces garçons et qu’ils les ont déjà réprimandés et qu’on ne devrait plus être embêtées, suggéra-t-elle avec enthousiasme. — Non, Parwin, ça ne marchera pas. Qu’est-ce que tu vas dire quand Madar posera des questions à Khanum Behduri à ce sujet ? dit Shahla, la voix de la raison. — Dans ce cas, on pourrait dire que le garçon s’est excusé et qu’il a promis de ne pas recommencer. Ou bien qu’on va trouver un autre moyen de nous rendre à l’école. — D’accord, Parwin, tu n’as qu’à le lui dire. J’en ai assez de parler pour vous de toute façon. — Parwin ne va rien dire. Elle n’ouvre la bouche que lorsqu’il n’y a personne pour l’écouter, me moquai-je. — Très drôle, Rahima. Tu te crois tellement plus courageuse, hein ? On verra à quel point tu l’es quand Padar-jan sera rentré, répliqua Parwin en faisant la moue. En effet, quand vint le moment d’affronter notre père, la petite fille de neuf ans que j’étais alors ne fit pas la fière. Lèvres scellées, je gardai mes pensées pour moi. Au bout du compte, Padar-jan décida une fois de plus de nous retirer de l’école. Nous le suppliâmes de changer d’avis. Une des professeurs de Parwin, une amie d’enfance de Madar-jan, vint même à la maison pour raisonner mes parents. Padar-jan avait déjà fléchi par le passé mais cette fois-ci, c’était différent. Il aurait préféré que nous soyons scolarisées mais ne voyait pas comment faire pour que cela 15

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se passe sans encombre. Que penseraient les gens en voyant ses filles pourchassées par des garçons du village ? Des choses affreuses, pour sûr. — Si j’avais eu un fils, ce genre de choses n’arriverait pas ! Bon sang ! Fallait-il que nous ayons une maison pleine de filles ? Pas une, pas deux, mais cinq ! s’énervait-il. Pendant ce temps, Madar-jan s’occupait des tâches domestiques, le dos courbé sous le poids de la déception. Les humeurs de notre père avaient empiré ces derniers temps. Madar-jan nous conseillait de nous taire et de nous montrer respectueuses. Elle nous expliqua qu’une accumulation de malheurs s’était abattue sur Padar-jan, d’où ses colères répétées. Si nous nous comportions bien, nous dit-elle, il reviendrait bientôt à son état normal. Pourtant, nous avions de plus en plus de mal à nous souvenir d’un temps où Padar-jan n’était pas furieux et ne criait pas. Comme nous étions à la maison, je reçus pour mission de m’occuper des courses. Mes sœurs aînées étaient mises en quarantaine puisqu’elles étaient plus âgées et attiraient donc davantage l’attention. Quant à moi, encore parfaitement transparente aux yeux des garçons, je ne risquais rien. Tous les deux jours, Madar-jan me donnait quelques billets que je fourrais dans une bourse qu’elle avait cousue dans la poche de ma robe ; il m’était ainsi impossible de les perdre. Pendant trente minutes, je parcourais alors les rues étroites et sinueuses du village avant d’atteindre le marché que j’adorais. Les boutiques grouillaient d’activité. L’allure des femmes avait changé depuis quelques années. Certaines portaient de longues burqas bleues, d’autres de longues jupes et de pudiques foulards. Les hommes étaient tous vêtus comme mon père : tuniques longues et pantalons bouffants, dont les teintes étaient aussi ternes que celles de notre paysage. Les petits garçons portaient quant à eux des coiffes décorées de petits miroirs 16

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ronds et de volutes dorées. Lorsque j’arrivais à destination, mes chaussures étaient déjà recouvertes de saletés et je me servais de mon foulard pour me protéger des nuages noirs que les centaines de voitures laissaient sur leur sillage. On aurait dit que le paysage kaki se dissolvait dans l’atmosphère de notre village. Nous avions quitté l’école depuis deux semaines, et les marchands commençaient à me connaître. Les fillettes de neuf ans écumant les boutiques d’un pas décidé n’étaient pas légion. De plus, ayant vu mes parents marchander, je pensai pouvoir faire de même. Je me disputai avec le boulanger lorsqu’il essaya de me facturer le double de ce qu’il faisait payer à ma mère. Je me chamaillai avec l’épicier quand il voulut me faire croire que la farine que je demandais était d’importation et donc sujette à un supplément. Je lui fis remarquer que je pouvais tout aussi bien me procurer le même produit d’exception chez Agha Mirwais au bout de la rue et me moquais des prix qu’il affichait. Il grinça des dents et mit la farine dans le sac avec les autres denrées, marmonnant dans sa barbe des mots qui ne devraient jamais atteindre des oreilles d’enfant. Madar-jan était ravie de l’aide que je lui apportais en faisant le marché. Sitara, qui faisait ses premiers pas, exigeait d’elle beaucoup d’attention. Parwin était chargée de s’occuper du bébé pendant que Shahla et ma mère assuraient le reste des corvées : faire la poussière, passer le balai, préparer le dîner. L’après-midi, Madar-jan nous faisait asseoir avec nos livres et nos cahiers et finir les devoirs qu’elle nous assignait. Pour Shahla, ces journées de confinement étaient pénibles à vivre. Ses amis lui manquaient, ainsi que ses échanges avec ses professeurs. L’intuition et l’intelligence étaient ses plus grandes qualités. Elle n’était pas la première de sa classe, mais savait suffisamment charmer ses professeurs pour intégrer le cercle très fermé des élèves privilégiés. Elle était moyennement jolie mais apportait un soin tout particulier à 17

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son apparence. Le soir, elle passait au moins cinq minutes à se brosser les cheveux, ayant entendu dire que cela les ferait pousser plus vite. Le visage de Shahla était de ceux qu’on dit agréables, il n’était ni beau ni mémorable. Toutefois, sa personnalité faisait d’elle une fille radieuse. En la voyant, les gens ne pouvaient s’empêcher de sourire. Polie et bien élevée, elle était très aimée à l’école. Elle avait une façon de vous regarder qui vous donnait l’impression d’être important. Devant la famille et les amis, Shahla faisait la fierté de Madar-jan, car elle s’exprimait comme une adulte, demandait des nouvelles à chacun. — Comment va Farzana-jan ? Ça fait tellement longtemps que je ne l’ai pas vue ! S’il vous plaît, dites-lui que j’ai demandé de ses nouvelles, insistait-elle. Les grands-mères hochaient la tête en signe d’approbation, louant Madar-jan qui avait élevé une jeune fille si respectueuse. Quant à Parwin, c’était une tout autre affaire. Elle était d’une beauté saisissante. Ses yeux n’étaient pas du même brun boueux que les nôtres. Leur teinte était un mélange de gris et de noisette qui vous faisait oublier ce que vous alliez dire. De longs cheveux ondulés, naturellement brillants, encadraient son visage. Elle était, sans conteste, la plus jolie fille de toute la famille. Cependant, elle manquait cruellement d’aisance en société. Si les amies de Madar-jan nous rendaient visite, Parwin se recroquevillait dans un coin et s’occupait par exemple à plier et replier une nappe. Si elle pouvait s’enfuir avant même que les visiteurs entrent dans la pièce, c’était encore mieux. Rien ne la soulageait plus que d’éviter les trois bises traditionnelles. Elle offrait des réponses brèves, tout en lorgnant la sortie de secours la plus proche. — Parwin, s’il te plaît ! Khala Lailoma te pose une question. Pourrais-tu te retourner ? Ces plantes peuvent attendre pour être arrosées ! Ses lacunes sociales, Parwin les compensait largement par son talent artistique. C’était une virtuose du crayon à papier. Entre ses doigts, 18

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le graphite se transformait en énergie visuelle. Des visages ridés, un chien blessé, une maison délabrée laissée à l’abandon. Elle avait un don, une aptitude particulière pour vous donner à voir ce qui vous avait échappé, alors que vos yeux s’étaient posés sur le même objet que les siens. Elle vous griffonnait un chef-d’œuvre en deux temps trois mouvements, tandis que faire la vaisselle pouvait lui prendre des heures. — Parwin vit dans un autre monde, disait Madar-jan. Elle est différente des autres filles. — Et qu’est-ce qu’elle va en retirer ? C’est ici-bas qu’il lui faudra survivre et se débrouiller, lui rétorquait Padar-jan. Pourtant, lui aussi adorait ses dessins, dont il gardait une pile sur sa table de chevet, pour y jeter un coup d’œil de temps en temps. Parwin souffrait d’un autre problème : elle était née avec une hanche déficiente. Quelqu’un avait dit à Madar-jan qu’elle avait dû rester allongée trop souvent sur le côté pendant sa grossesse. Lorsque Parwin commença à se déplacer à quatre pattes, il était évident que quelque chose n’allait pas. Elle apprit très tardivement à marcher, et à ce jour, elle boitait toujours. Padar-jan l’avait emmenée consulter un médecin lorsqu’elle avait cinq ou six ans mais c’était déjà trop tard, lui avait-on dit. Et puis, il y avait moi. Le fait d’arrêter l’école ne me dérangeait pas autant que mes sœurs. Sans doute parce que cela me donnait l’occasion de m’aventurer seule dans les rues, sans mes deux aînées pour me réprimander ou m’obliger à leur tenir la main. J’étais enfin libre – plus libre que mes sœurs ! Madar-jan avait besoin d’aide pour les courses et il lui était impossible de compter sur Padar-jan pour quoi que ce soit. Si elle lui demandait de passer au marché sur le chemin du retour, il oubliait systématiquement de le faire, mais ne manquait pas de l’injurier en trouvant les placards vides. Et si elle se rendait toute seule au bazar, il entrait dans une colère plus noire encore. Madar-jan demandait 19

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parfois aux voisins de lui prendre un ou deux articles mais elle évitait de le faire trop souvent, sachant que ceux-ci échangeaient déjà des messes basses sur la façon étrange dont son mari déambulait dans notre petite rue, en agitant frénétiquement les bras comme s’il parlait aux oiseaux. Mes sœurs et moi aussi nous interrogions sur son comportement, mais Madar-jan nous expliqua que notre père prenait un médicament qui le conduisait parfois à agir bizarrement. À la maison, je ne résistais pas au plaisir de raconter mes escapades dans le monde extérieur. Ces récits agaçaient Shahla davantage que Parwin, qui trouvait son bonheur dans ses crayons et son papier. — Demain, j’irai sûrement acheter des pois chiches grillés au marché. Il me reste un peu de sous. Si tu veux, je peux t’en prendre, Shahla. Cette dernière soupira et fit passer Sitara d’une hanche à l’autre. Elle avait l’air d’une jeune maman exaspérée. — Laisse tomber. Je n’en veux pas. Va plutôt finir les corvées, Rahima. Je parie que tu traînes exprès là-bas. Tu ne te presses pas pour rentrer à la maison, j’en suis sûre. — Je ne traîne pas. Je vais faire les courses que Madar-jan me demande de faire. Mais peu importe. On se voit plus tard. Je ne tenais pas vraiment à rendre mes sœurs jalouses. Je voulais avant tout célébrer mes nouveaux privilèges, ma liberté d’aller et de venir, de déambuler dans les magasins sans chaperon. Si j’avais eu davantage de tact, j’aurais trouvé une autre façon de m’exprimer. Mais je crois que ce fut ma tendance au bavardage qui attira l’attention de Khala Shaima. Mon insensibilité me destinait peutêtre à une cause plus noble. Khala Shaima était la sœur de ma mère – son aînée. Madar-jan était plus proche d’elle que de n’importe quel autre membre de sa famille et nous la voyions souvent. Si nous n’avions pas grandi 20

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auprès d’elle, son apparence nous aurait sans doute effrayées. Khala Shaima était née avec une colonne vertébrale déformée, qui ondulait dans son dos comme un serpent. Bien que nos grandsparents aient tenté de lui trouver un prétendant avant que son handicap ne devienne trop visible, elle ne connut que l’indifférence. Les familles venaient pour se renseigner sur ma mère ou sur Khala Zeba, la benjamine, mais personne ne voulait de Khala Shaima, avec son dos voûté et son épaule de travers. Elle comprit bien vite qu’elle n’attirerait jamais les regards et décida donc de ne plus se préoccuper de son apparence. Elle laissa pousser ses sourcils, ne rasa pas les quelques poils de son menton et opta quotidiennement pour la même tenue terne. À la place, elle concentra toute son énergie sur ses nièces et neveux et à s’occuper de nos grands-parents vieillissants. Khala Shaima supervisait tout ; elle s’assurait que nous travaillions bien à l’école, que nous ayons des vêtements chauds en hiver et que les poux n’aient pas envahi nos têtes. Elle nous servait de filet de sécurité chaque fois que nos parents étaient en difficulté avec nous et c’était l’une des rares personnes qui supportaient de se trouver à proximité de Padar-jan. Mais il fallait connaître Khala Shaima pour la cerner. Je veux dire pour vraiment la cerner. Si vous ne saviez pas qu’elle était animée des meilleures intentions du monde, vous pouviez être rebuté par la dureté de son langage, par ses remarques acerbes, ou par sa façon méfiante de plisser les yeux quand vous lui parliez. En revanche, si vous étiez au courant des critiques qui lui avaient été infligées depuis son enfance par des étrangers et des membres de sa famille, tout s’éclairait. Elle était gentille avec nous et arrivait toujours les poches pleines de sucreries. Padar-jan faisait remarquer d’un air narquois qu’il n’y avait rien de doux chez Khala Shaima hormis le contenu de 21

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ses poches. Mes sœurs et moi feignions la patience, attendant le froissement du papier d’emballage. Quand elle arriva ce jour-là, je venais de rentrer du marché, juste à temps pour recevoir mes bonbons. — Shaima, Dieu du ciel, tu gâtes trop ces enfants ! Qui peut acheter ce genre de chocolats par les temps qui courent ? Ils doivent être hors de prix ! — On n’arrête pas un âne qui n’est pas à soi, décocha-t-elle. Voilà autre chose sur Khala Shaima. Tout le monde utilisait ces vieux proverbes afghans de temps à autre, mais notre tante, elle, était incapable de s’en passer pour exprimer ses idées. Les conversations avec elle devenaient alors aussi sinueuses que son dos. — Reste en dehors de ça et laissons les filles retourner à leurs devoirs. — Nous avons fini nos devoirs, Khala Shaima-jan, dit Shahla. Nous avons travaillé toute la matinée. — Toute la matinée ? Vous n’êtes pas allées à l’école aujourd’hui ? demanda-t-elle en fronçant les sourcils. — Non, Khala Shaima. Nous n’allons plus à l’école, expliqua Shahla en détournant le regard, parfaitement consciente qu’elle jetait Madar-jan dans la fosse aux lions. — Qu’est-ce que ça veut dire ? Raisa ! Pourquoi les filles ne vontelles pas à l’école ? Madar-jan leva les yeux de sa théière, à contrecœur. — Nous avons dû les en retirer, une fois de plus. — Au nom du ciel, quelle excuse ridicule avez-vous trouvé cette fois-ci pour les éloigner de leurs études ? Est-ce qu’un chien leur a aboyé dessus dans la rue ? — Non, Shaima. Tu ne crois pas que j’aimerais mieux les faire aller à l’école ? C’est juste qu’elles sont victimes de la bêtise des garçons dans la rue. Tu sais comment ils sont. Et puis, leur père 22

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n’aime pas les savoir dehors au milieu des garçons. Je ne lui en veux pas. Tu sais, cela fait à peine un an que les filles sont autorisées à se promener dans la rue. C’est peut-être trop tôt, tout simplement. — Trop tôt ? Trop tard, tu veux dire ! Elles auraient dû aller à l’école bien plus tôt mais elles ne l’ont pas fait. Imagine le retard qu’elles ont dû accumuler ; et maintenant qu’elles peuvent le rattraper, tu préfères les garder à la maison pour lessiver le sol ? Il y aura toujours des idiots dans la rue pour dire n’importe quoi et les déshabiller du regard. Tu peux me croire. Mais si c’est pour ces raisons que tu retiens tes filles cloîtrées, tu ne vaux pas mieux que les Talibans qui ont fermé les écoles. Shahla et Parwin échangèrent des regards. — Alors que suis-je supposée faire ? Haseeb, le cousin d’Arif, lui a dit que… — Haseeb ? Ce crétin encore plus bête qu’un tank russe ? Tu décides de l’avenir de tes enfants d’après les propos de Haseeb ? Ma sœur, je te croyais plus intelligente que ça. Madar-jan poussa un soupir de frustration et se frotta les tempes. — Dans ce cas, tu n’as qu’à rester jusqu’au retour d’Arif et lui dire toi-même quelle est la meilleure solution ! — Qui a dit que j’allais partir ? rétorqua froidement Khala Shaima. Elle cala un coussin derrière son dos tordu et s’appuya contre le mur. Nous nous préparâmes au pire. Padar-jan détestait les intrusions de notre tante et se montrait aussi direct qu’elle. — Tu es un imbécile si tu crois que tes filles sont mieux dans cette maison en train de moisir au lieu de s’instruire à l’école. — Toi qui n’es jamais allée à l’école, regarde comme tu as bien tourné, s’amusa Padar-jan. — J’ai beaucoup plus de sens commun que toi, monsieur l’ingénieur. C’était un coup bas. Padar-jan avait voulu s’inscrire dans une école d’ingénieurs après le lycée, mais ses notes n’avaient pas été assez bonnes. 23

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Il avait donc opté pour l’enseignement général pendant un semestre avant d’abandonner pour commencer à travailler. Il était à présent propriétaire d’un magasin où il réparait de vieux appareils électroniques. Bien que doué dans son travail, il était encore plein d’amertume, car le titre d’ingénieur était extrêmement prestigieux pour les Afghans. — Va au diable, Shaima ! Sors de chez moi ! Ce sont mes filles et je n’ai pas besoin des conseils d’une infirme pour savoir comment les élever ! — Eh bien, cette infirme a une idée qui pourrait résoudre tes problèmes – tu pourrais permettre aux filles de retourner à l’école sans perdre la face. — Laisse tomber. Sors d’ici, hors de ma vue. Raisa ! Où est mon dîner, bon sang ? — Quelle est ton idée, Shaima ? demanda brusquement Madarjan, curieuse. Elle respectait sa sœur, en fin de compte. La plupart du temps, Shaima avait raison. Notre mère se hâta de préparer une assiette et de la porter à Padar-jan, qui regardait par la fenêtre, l’air absent. — Raisa, tu te souviens de l’histoire que notre grand-mère nous racontait ? Tu te souviens de Bibi Shekiba ? — Oh, elle ! Oui, mais quel rapport avec les filles ? — Elle est devenue ce dont la famille avait besoin. Ce dont le roi avait besoin. — Le roi ! railla Padar-jan. Tes histoires sont plus absurdes chaque fois que tu ouvres ta vilaine bouche. Khala Shaima ne prêta pas attention à cette remarque. Elle avait entendu bien pire. — Tu crois vraiment que ça fonctionnerait pour nous ? — Les filles ont besoin d’un frère. Madar-jan détourna les yeux et poussa un soupir de déception. Son échec à porter un garçon était un point sensible depuis la 24

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naissance de Shahla. Elle n’avait pas prévu que l’on remette cela sur le tapis ce soir-là. Elle évita le regard de Padar-jan. — C’est ça, que tu es venue me dire ! Qu’on a besoin d’un garçon ? Tu ne crois pas que je le savais déjà ? Si ta sœur était une meilleure épouse, alors peut-être que j’en aurais un ! — Arrête de jacasser et laisse-moi finir. En réalité, elle ne finit pas. Elle ne fit que commencer. Cette nuit-là, Khala Shaima se mit à nous raconter l’histoire de mon arrièrearrière-grand-mère, Shekiba, une histoire que mes sœurs et moi n’avions jamais entendue auparavant. Une histoire qui me transforma.

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Chapitre 2 Shekiba

Shekiba. Ton nom signifie « cadeau », ma fille. Tu es un cadeau d’Allah. Qui aurait cru que Shekiba deviendrait précisément ce que son prénom désignait, un cadeau passant de main en main ? Shekiba naquit au début du xxe siècle, dans un Afghanistan convoité par la Russie et l’Angleterre, qui promirent l’une et l’autre de protéger le pays qu’elles venaient d’envahir, tel un pédophile prétendant aimer sa victime. Les frontières entre l’Afghanistan et l’Inde furent redessinées à plusieurs reprises, comme si elles n’avaient été qu’un simple trait de crayon. Les gens appartenaient à un pays puis à l’autre, les nationalités changeaient aussi souvent que la direction du vent. L’Afghanistan fut le terrain du « Grand jeu » opposant la GrandeBretagne à l’Union soviétique, de leur course au pouvoir pour obtenir le contrôle de l’Asie centrale. Mais peu à peu, la rébellion féroce des Afghans contre une domination étrangère eut raison de ce jeu. Les torses se gonflaient d’orgueil lorsqu’ils parlaient de leur résistance. Des morceaux du pays furent toutefois grignotés, progressivement, jusqu’à ce que ses frontières rétrécissent comme un pull en laine oublié sous la pluie. Des zones du nord telles que Samarcande et Boukhara 26

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revinrent à l’Empire russe. Des parties du sud furent découpées et le front occidental fut repoussé au fil des ans. En ce sens, Shekiba était un miroir de son pays. Dès l’enfance, les tragédies et la malveillance l’entamèrent, ne laissant d’elle que des miettes. Si seulement Shekiba avait été plus jolie, ou du moins agréable à l’œil. Alors peut-être son père aurait-il pu espérer lui arranger un beau mariage une fois son heure venue. Les gens l’auraient peut-être regardée avec une once de bienveillance. Mais le village de Shekiba était impitoyable. Pour se rendre à Kaboul, une journée de cheval était nécessaire, il fallait traverser une rivière et trois montagnes. La plupart des gens passaient leur vie entière sans sortir du village, dans les champs verdoyants cernés de montagnes, et parcouraient à pied les chemins de terre reliant un domaine à un autre. Leur village était niché au creux d’une vallée, c’était une terre sombre nourrie par la rivière proche et entourée de grandes cimes donnant une sensation de clôture, d’intimité. Il y avait quelques dizaines de clans, de grandes familles qui se connaissaient depuis des générations. La plupart des habitants avaient un lien de parenté, et les commérages comptaient parmi leurs occupations favorites. Les parents de Shekiba étaient cousins au deuxième degré, leur mariage avait été arrangé par sa grand-mère paternelle. Leur famille, comme beaucoup d’autres, vivait de l’agriculture. À chaque génération, la terre familiale fut fractionnée, permettant aux familles de bâtir leurs propres foyers lorsqu’elles décidaient de quitter la demeure principale du clan. Le père de Shekiba, Ismail Bardari, était le benjamin de sa famille. Ses frères aînés s’étaient mariés avant lui et avaient peuplé le domaine de leurs femmes et de leurs enfants. Voyant qu’il n’y avait pas de place pour lui et sa jeune épouse, Shafiqa, Ismail s’empara de son burin et se mit au travail. 27

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Heureusement pour lui, son père lui avait légué un lopin de terre si fertile que sa part de culture était garantie. C’était le plus travailleur de la fratrie, et son père avait voulu s’assurer que le potentiel du terrain serait exploité. Il y avait de nombreuses bouches affamées à nourrir et une bonne récolte pouvait apporter du village un revenu supplémentaire. Les frères d’Ismail n’avaient pas son instinct. Lui avait un don. Il connaissait la bonne température pour planter, la fréquence à laquelle labourer la terre, et la quantité exacte d’eau pour faire pousser les récoltes. Ses frères lui en voulaient d’être le favori de leur père. Ils prétendirent préférer vivre dans la maison principale. Au bout du compte, il érigea autour de sa maison un mur de terre et de pierre pour protéger son foyer des regards indiscrets, ainsi qu’il était d’usage dans le pays. Ismail amena sa jeune épouse nerveuse dans leur nouveau foyer, qu’entourait un petit champ contigu à celui de son frère. Dehors, elle pouvait voir ses belles-sœurs aller et venir, leurs burqas formant des taches bleues dans le paysage kaki. Quand les femmes se dirigeaient vers elle, Shafiqa se précipitait à l’intérieur pour se couvrir, gênée par son ventre arrondi. Mais sa belle-famille la trouvait ennuyeuse et timide, et s’intéressa de moins en moins à elle et à ses enfants au fil du temps. Ses belles-sœurs poussaient de bruyants soupirs lorsqu’elles conversaient avec elle, et murmuraient aux oreilles de leurs maris lorsqu’elle était loin. Si le père de Shekiba avait été comme les autres hommes, il aurait fait taire ces médisances en changeant de femme. Mais Ismail Bardari était différent ; il resta avec la femme qu’il avait épousée, n’en déplaise à sa mère et ses sœurs. Les frères de Shekiba, Tariq et Munis, étaient leur seul lien véritable avec le clan. Shafiqa veillait sur Shekiba et sa petite sœur Aqela, surnommée « Bulbul » à cause de sa voix fluette et mélodieuse qui rappelait à Ismail l’oiseau local. Les deux garçons faisaient des allers et retours entre la maison de leur père et celle de leur 28

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grand-père, portant vêtements, légumes et nouvelles. Ils étaient appréciés de leurs grands-parents, estimés pour leur statut d’héritiers mâles. La mère d’Ismail, Bobo Shahgul, disait souvent que ses deux petits-fils étaient les seules bonnes choses jamais engendrées par Shafiqa. Les frères surprirent de nombreux commentaires haineux mais se gardèrent de les répéter. Shekiba et Aqela ne se rendaient pas compte du peu d’intérêt que leur portait la famille de leur père, car elles passaient le plus clair de leur temps aux côtés de leur mère. Trop près d’elle, parfois. Ce fut une Shekiba maladroite, qui, à l’âge de deux ans, fit basculer son destin en un clin d’œil. Se réveillant d’une sieste matinale, elle alla chercher sa mère. Entendant le bruit familier de l’épluchage des légumes, elle entra en trébuchant dans la cuisine. Son petit pied se prit dans l’ourlet de sa robe et son bras s’agita en l’air, pour venir frapper une casserole d’huile bouillante posée sur le feu, que sa mère n’eut pas le temps de rattraper. L’huile vola dans les airs et retomba sur le côté gauche du visage angélique de Shekiba, le réduisant en lambeaux de chair brûlée. Shafiqa hurla et inonda le visage de sa fille d’eau froide mais c’était trop tard. Il lui fallut des mois pour cicatriser, des mois au cours desquels la jeune femme nettoya soigneusement le visage de l’enfant avec une mixture que le pharmacien local leur avait préparée. La douleur s’accentuait à mesure que la peau cicatrisait. Les démangeaisons faillirent rendre folle la fillette et sa mère fut obligée de lui enrouler les mains dans un linge, pour l’empêcher de gratter la peau noire et décomposée. Vinrent les accès de fièvre, si violents que le petit corps de l’enfant tremblait et convulsait. Shafiqa se trouvait dans l’impuissance totale, son seul recours fut la prière ; elle se balançait d’avant en arrière aux côtés de sa fille, implorant la miséricorde d’Allah. Bobo Shahgul vint voir Shekiba quand elle entendit parler de l’accident. Shafiqa espérait ardemment recevoir les conseils avisés 29

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de sa belle-mère, mais cette dernière n’en eut aucun. Avant de partir, elle suggéra à sa bru de mieux surveiller ses enfants et remercia le Ciel à voix basse que ce malheur ne fût pas arrivé à l’un des garçons. La survie de Shekiba fut un véritable miracle, un autre cadeau d’Allah. Son visage guérit mais elle n’était plus la même. À partir de ce moment, Shekiba fut coupée en deux. Quand elle souriait, seule la moitié de son visage souriait. Quand elle pleurait, seule la moitié de son visage pleurait. Toutefois, le pire changement s’opéra dans l’expression des gens. Ceux qui voyaient son profil droit commençaient à sourire mais lorsque leur regard glissait de l’autre côté, leurs propres visages se transformaient. Chaque réaction rappelait à Shekiba à quel point elle était laide, repoussante. Certaines personnes faisaient un pas en arrière et plaquaient une main contre leur bouche. D’autres osaient s’attarder, les yeux plissés, pour mieux l’examiner. De l’autre côté de la route, les gens s’arrêtaient sur leur chemin et pointaient l’index vers elle. « Là. Tu l’as vue ? C’est là que vit la fille au demi-visage. Alors, je ne t’avais pas dit qu’elle était terrifiante ? Dieu seul sait ce qu’ils ont fait pour mériter ça. » Même ses tantes et oncles secouaient la tête et faisaient claquer leur langue chaque fois qu’ils la voyaient, comme si la déception et le choc étaient nouveaux pour eux. Ses cousins lui trouvèrent des surnoms. « Face de Shola », car sa peau rappelait le riz gluant. « Babaloo », ou monstre. C’était celui qu’elle détestait le plus, car elle aussi avait peur du babaloo, la créature qui terrorisait tous les enfants afghans la nuit. Shafiqa tenta de la préserver des commentaires, des moqueries, des regards, mais il était trop tard pour sauver l’amour-propre de Shekiba, une qualité à laquelle les gens, de toute façon, accordaient peu de prix. Elle couvrait sa fille d’une burqa lorsqu’elle voyait des gens approcher de leur maison, ou lors des rares occasions où la famille s’aventurait dans le village. 30

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Souviens-toi, « Shekiba » signifie « cadeau ». Tu es notre cadeau, ma fille. Ignore les regards imbéciles. Shekiba savait qu’elle était affreusement défigurée et s’estimait même chanceuse d’être acceptée par sa famille immédiate. L’été, sa burqa lui donnait chaud et l’étouffait, mais elle se sentait en sécurité sous l’étoffe, protégée. Elle n’était pas vraiment heureuse, mais contente de rester dans la maison, à l’abri des regards. Les insultes lui étaient épargnées de cette façon. Ses parents s’éloignèrent encore du clan, et le ressentiment à l’égard de la timide Shafiqa s’intensifia. Tariq et Munis débordaient d’énergie, et n’ayant qu’un an d’écart, passaient souvent pour des jumeaux. Lorsqu’ils eurent huit et neuf ans, ils commencèrent à aider leur père aux travaux des champs et à faire les courses au village. La plupart du temps, ils ne prêtaient pas attention aux commentaires moqueurs sur leur « sœur damnée », mais Tariq se risquait parfois à riposter. Un jour, Munis rentra à la maison couvert de bleus et d’une humeur massacrante. Il en avait plus qu’assez des garçons du quartier le harcelant à propos de sa sœur au demi-visage. Padar-jan s’était rendu dans la maison du garçon en question pour s’excuser auprès de ses parents mais il ne réprimanda jamais Tariq ni Munis pour avoir défendu leur sœur. Aqela, toujours souriante, chantait des berceuses de sa douce voix de bulbul et remontait le moral de Shekiba et de sa mère pendant qu’elles s’adonnaient aux corvées. Ils étaient heureux entre eux. Ils ne possédaient pas grand-chose, mais ne manquaient de rien et ne se sentaient jamais seuls. En 1903, une vague de choléra décima l’Afghanistan. Les enfants se flétrissaient en quelques heures et succombaient dans les bras faibles de leur mère. La famille de Shekiba n’eut d’autre choix que de consommer l’eau empoisonnée qui circulait dans le village. D’abord Munis, puis les autres. La maladie frappa vite et fort. L’odeur était insoutenable. Shekiba en fut sidérée. Elle vit les 31

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visages de ses frères et sœur pâlir et se creuser en quelques jours. Aqela était calme, ses chansons réduites à un doux gémissement. Shafiqa s’affolait, tandis qu’Ismail secouait la tête avec résignation. Ils apprirent que deux des enfants du clan étaient morts, les fils des oncles de Shekiba. Shekiba et ses parents s’attendaient à ressentir eux aussi des crampes dans le ventre. Ils s’occupèrent nerveusement des autres, s’observant mutuellement, se demandant qui serait le prochain. Shekiba vit son père enlacer les épaules de sa femme tandis qu’elle priait en se balançant. La peau d’Aqela devenait grise, les yeux de Tariq se creusaient. Munis demeurait immobile et silencieux. Shekiba avait treize ans lorsqu’elle aida ses parents à laver puis envelopper Tariq, Munis et Aqela, l’oiseau chanteur, dans le linceul dont on recouvrait traditionnellement les défunts. Shekiba reniflait en silence, sachant qu’elle serait hantée par le souvenir de ce moment où elle creusa avec son père les tombes de ses frères adolescents et de la délicate Aqela, qui venait d’avoir dix ans. Shekiba et ses parents faisaient partie des survivants. Pour la première fois depuis des années, le clan fit son apparition. Shekiba vit ses oncles et leurs épouses entrer et sortir de la maison, présenter leurs condoléances avant de passer au foyer endeuillé des voisins. Il allait sans dire qu’ils plaignaient les parents de Shekiba, pas tant pour la perte de leurs trois enfants, mais par déception qu’Allah ait épargné leur monstre de fille plutôt qu’un des garçons. Par chance, Shekiba, en état de choc, ne ressentait plus rien. Des milliers de personnes perdirent la vie cette année-là. Les disparitions de sa famille représentaient quelques crans de plus dans la ceinture de l’épidémie. Une semaine après l’enterrement de ses trois enfants, Shafiqa commença à murmurer toute seule quand personne ne la regardait. Elle demandait à Tariq de l’aider à porter les seaux d’eau. 32

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Elle conseillait à Munis de finir son repas pour devenir aussi grand que son frère. Elle faisait glisser ses doigts dans les franges de la couverture comme si elle peignait les cheveux d’Aqela. Ensuite, Shafiqa passa son temps assise, à s’arracher les cheveux un à un jusqu’à se rendre chauve ; disparurent ensuite ses cils et sourcils. N’ayant plus rien à arracher, elle s’attaqua aux poils de ses bras et de ses jambes. Elle se nourrissait, mais s’étouffait avec des morceaux qu’elle avait oublié de mâcher. Ses murmures devinrent plus audibles et Shekiba et son père firent semblant de ne pas les entendre. Parfois, elle tendait l’oreille puis se mettait à glousser avec une légèreté étrangère à leur foyer. Lentement, Shekiba devint la mère de sa mère, s’assurant qu’elle faisait sa toilette et lui rappelant d’aller au lit le soir. Un an plus tard, au même lugubre mois de Qows 1, la mère déclinante de Shekiba décida de ne pas se réveiller. Ce ne fut pas une surprise. Ismail prit les mains de sa femme et se dit que tous les tourments qu’elle avait endurés avaient dû les vider de leurs forces. Shekiba colla sa joue à celle de sa mère et remarqua que ses yeux avaient perdu leur aspect vitreux et désespéré. Madar-jan a dû mourir en regardant le visage de Dieu, songea sa fille. Rien d’autre n’aurait pu apporter si vite une telle paix dans son regard. La maison soupira de soulagement. Shekiba baigna sa mère une dernière fois, en prenant soin de laver son crâne chauve, et constata qu’elle avait même arraché les poils de ses parties intimes. Délesté du poids du chagrin, son corps était incroyablement léger. Le jour suivant, Shekiba et son père revinrent donc dans le champ pour ouvrir la terre une fois de plus. Ils ne prirent pas la peine 1. Décembre

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d’en aviser le reste de la famille. Son père lut une prière au-dessus du monticule de terre et ils se regardèrent, se demandant en silence lequel des deux rejoindrait les autres en premier. Shekiba se retrouva seule avec son père. Un cousin passa pour les informer d’un mariage à venir et repartit annoncer au reste du clan qu’il y avait un nouveau veuf. Les vautours descendirent sur la maison en quelques jours, présentant leurs condoléances, mais seulement après avoir rappelé au père de Shekiba qu’il pouvait désormais se trouver une autre femme. Ils mentionnèrent quelques familles du village ayant des filles à marier, la plupart à peine plus âgées que Shekiba, mais son père était si malheureux et si exténué que sa famille échoua à arranger une nouvelle union pour lui. Shekiba grandit avec son père pour seule compagnie, avec ses mots rares, ses yeux pleins de solitude. Elle travailla à ses côtés jour et nuit. Plus elle en faisait, plus il était facile à cet homme d’oublier que son enfant était une fille. Il se mit à la voir comme un fils, se trompant même parfois et l’appelant par le prénom d’un de ses frères. Dans le village, les bavardages allaient bon train. Comment un père et sa fille pouvaient-ils vivre seuls ? La compassion céda la place à la critique et Ismail et Shekiba s’isolèrent encore plus du monde extérieur. Le clan ne voulait plus être associé à eux et le village ne s’intéressa plus à ce vieil homme abîmé et à sa fille-garçon plus abîmée encore. Au fil des ans, Ismail s’apaisa en imaginant qu’il avait toujours vécu sans femme et qu’il n’avait eu qu’un seul enfant. Il y parvint en faisant fi de tout. Il était le seul à ne pas voir le visage ravagé de Shekiba et ne remarquait pas que, en tant que jeune femme, elle aurait pu avoir besoin d’une figure féminine pour l’aiguiller. Lorsqu’elle se mit à saigner tous les mois, il fit semblant de ne pas sentir les linges souillés qu’elle cachait derrière un tas de bûches dans leur petite maison. Et quand il l’entendit verser des larmes, il haussa les épaules et mit ses reniflements sur le compte d’un mauvais rhume. 34

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Il emmena sa fille aux allures de garçon dans les champs pour cultiver leur modeste lopin de terre. Elle bina, abattit et coupa à la hache comme tout fils robuste l’aurait fait pour son père. Grâce à elle, Ismail put continuer de croire qu’il n’avait jamais rien connu d’autre que cette relation père-fils. Shekiba s’avéra habile, et son père fut ainsi persuadé de sa capacité à gérer la ferme. Les bras et les épaules de sa fille se musclèrent. Les années passèrent. Les traits de Shekiba se durcirent, ses paumes et plantes de pieds s’épaissirent, devinrent calleuses. Chaque jour, le dos d’Ismail se courbait davantage, ses yeux perdaient de leur acuité et ses besoins grandissaient. Certains jours, Shekiba devait s’occuper seule de la ferme et de la maison. N’importe quelle autre fille aurait trouvé pesante cette vie de recluse, mais Shekiba n’était pas comme les autres. Les enfants des environs pointaient sans cesse le doigt vers elle, la taquinaient, tout comme leurs parents. Son apparence était choquante partout, excepté à la maison. Les personnes qui sont frappées par la tragédie plus d’une fois, peuvent être certaines que le sort va s’acharner et qu’elles pleureront de nouveau. Le destin trouve plus facile de revenir sur ses pas. Le père de Shekiba s’affaiblit, sa voix devint plus rauque, sa respiration plus courte. Un jour, tandis que la jeune fille l’observait depuis le mur de pierre et de boue, il plaqua une main contre sa poitrine, fit deux pas en avant et s’effondra au sol en serrant sa faucille. Shekiba n’avait que dix-huit ans mais elle sut quoi faire. Elle tira le corps de son père dans la maison en le faisant glisser sur un grand linceul, s’arrêtant de temps à autre pour ajuster sa prise et essuyer les larmes qui coulaient le long de sa joue droite. Le côté gauche de son visage restait stoïque. Elle étendit le corps dans le salon et s’assit à ses côtés, répétant jusqu’au lever du soleil les quatre ou cinq versets coraniques que ses 35

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parents lui avaient appris. Au matin, elle commença la cérémonie qu’elle avait déjà trop souvent exécutée dans sa courte vie. Elle dévêtit son père, en faisant attention à garder ses parties intimes cachées derrière un chiffon. Le bain rituel aurait dû être pris en charge par un homme, mais Shekiba n’avait personne à appeler. Mieux valait risquer la colère d’Allah que se tourner vers ces ignobles individus. Elle le lava, détournant la tête au moment de verser de l’eau sur son entrejambe, puis enveloppa à l’aveugle son corps raide dans un linge, comme sa mère et elle l’avaient fait pour sa sœur. Elle le tira de nouveau dehors et ouvrit la terre une dernière fois pour achever l’inhumation familiale. Shekiba se mordit la lèvre et se demanda si elle devait creuser une tombe supplémentaire pour elle, se disant qu’il n’y aurait plus personne pour le faire lorsque son tour viendrait. Trop épuisée pour fournir le moindre effort supplémentaire, Shekiba récita quelques prières et regarda son père disparaître sous des mottes de terre, comme sa sœur, ses frères et sa mère avant lui. Elle retourna dans la maison vide et s’assit en silence. Sous son calme apparent, la colère et la peur faisaient rage. Shekiba était seule.

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